Elle avait terminé ses études dans l'enseignement spécialisé. Les tests de QI la situaient dans la moyenne inférieure. Pas besoin de vous faire un dessin, beaucoup de gens prétendument intelligents la considéraient comme une personne diminuée. Considération moindre et marginalisation à la clé.

 

Elle travaillait en atelier protégé, vivait dans une autonomie soutenue par un organisme d'accompagnement et par sa mère, qui voyait en elle une personne à part entière, égale en dignité.

 

Elle avait rencontré sur son lieu de travail un homme avec qui elle s'était mise en ménage. Jusque là, pas de scandale. Mais elle aspirait à devenir mère. Là-dessus, brutalement, son monde s'est clivé.

 

Sa propre mère respectait ce désir, se disant prête à en soutenir la réalisation — comme pour ses autres enfants, d'ailleurs.

 

Ceux-ci étaient moins chauds.

 

 

 

Quand son ventre s'est arrondi, le vide s'est fait autour de la pauvre Marlène. Quelqu'un pourtant, à part sa mère, s'intéressait à elle depuis l'enfance. Un ancien voisin qui avait gardé le contact. Il ne l'a pas reniée. S'est plutôt rapproché.

 

Au fil de la grossesse, la pression sociale s'est accrue. Le père — ou le futur père — rêvait d'une fille, qu'il voulait prénommer Lili. Quand il a su, très tard, que ce serait un garçon, il s'est désinvesti et est parti peu avant le terme.

 

 

 

Marlène n'avait pas même de prénom prêt, le sujet ayant été tabou. Quand son ancien voisin est venu la voir, elle lui a demandé conseil.

 

— Si je l'appelais Moïse, comme toi.

 

— C'est un prénom très marqué comme juif. Tu rencontreras déjà pas mal de difficultés si tu dois l'élever seule. Ça en rajouterait peut-être. Merci d'y avoir songé.

 

— Tu as une meilleure idée ?

 

— Certains donnent le prénom du saint du jour. On trouve ça sur les calendriers. Certains jours, il y en a plusieurs, tu pourras choisir.

 

— Mais alors, sa fête et son anniversaire tomberont le même jour. On ne le fêtera qu'une fois l'an.

 

— Alors donne-lui le prénom du jour le plus éloigné : six mois avant ou six mois après, ça revient au même. S'il nait le 15 novembre, tu regardes au 15 mai.

 

Ça lui a paru une bonne idée.

 

 

 

L'accouchement ne s'est pas déroulé sans encombres. Le personnel de l'hôpital qui l'a prise en charge n'a pas vraiment tenu compte de ses plaintes. On l'a prise de haut, cette simple d'esprit qui osait vouloir devenir mère, la considérant comme incapable de décrire ce qu'elle éprouvait. Et puis toutes les parturientes exagèrent, n'est-ce pas ?

 

Ils ont réalisé bien tard qu'elle disait vrai. L'enfant a été sauvé de justesse. Non sans séquelles, cérébrales en particulier. Drôle d'hérédité —  ou destin ?

 

 

 

C'était le 19 novembre, finalement. Au 19 mai, il y avait Yves — mais le frère de Marlène le plus hostile se nommait ainsi — et aussi Célestin, Théophile, Crispin ! Rien de cela ne l'inspire. Et vu que l'enfant devra porter son nom de famille — Puur —, les finales en –in sont catastrophiques, son autre frère, Alain, en a assez souffert. Sa voisine de lit propose de se renseigner. Elle apprend que le 19 mai, on fête aussi Saint Adolphe. Va pour Adolphe !

 

Marlène n'attend pas la bénédiction de ses proches : ils seraient encore capables de lui mettre des bâtons dans les roues. Un prénom, c'est pour la vie, elle ne veut pas qu'ils s'en mêlent. De même, elle balaie sans même vouloir les écouter les réticences de l'employé à la commune : « Vous êtes certaine, Madame… ? »

 

Dans son empressement, elle agit sans en parler ni avec Moïse ni avec sa mère.

 

Ces deux-là, une fois au courant, plutôt que de lever les yeux au ciel, réagissent positivement : c'est un joli prénom, dit la maman, bienvenue Adolphe ! À toi de le faire briller, ajoute Moïse.

 

 

 

Au fil des ans, Adolphe fréquente lui aussi les milieux spécialisés : écoles, internats, logements supervisés. Marlène a l'intelligence du cœur. Elle se montre bonne mère. Généreuse et sachant dire non. Cependant, sa fratrie manœuvre pour éloigner au maximum l'enfant. « Pour son bien . »

 

 

 

À l'adolescence, ses condisciples se mettent à l'appeler Adolf Hitler et les voilà tous, lui en premier, à s'envoyer de grands Heil Hitler! en claquant des talons. Très tonique ! Juste ce qu'il faut pour leur plaire. Quasi impossible à refréner.

 

 

 

Tout le monde condamne. Marlène désespère. Est-ce sa faute ?

 

Moïse va rendre visite à Adolphe sur son lieu de vie. Il mesure l'ampleur du phénomène.

 

Il s'organise, casse sa tirelire, obtient trois semaines de congé pour Adolphe et l'emmène en voyage, tous frais payés. Le jeune homme ne se fait pas prier.

 

 

 

Première semaine : Visite de Cracovie et de ses environs. Adolphe est aux anges.

 

Deuxième semaine, sans prévenir : descente aux enfers. Pèlerinage à Auschwitz-Birkenau. Adolphe est secoué, presque traumatisé. Il bombarde Moïse de questions. Celui-ci répond à tout, patiemment, des heures durant. Sans commenter mais souvent la voie enrouée et les larmes aux yeux.

 

Troisième semaine : récupération dans une petite cabane de montagne non loin, en Slovaquie. Rien qu'eux deux. Fendre le bois, entretenir le feu, chercher l'eau au ruisseau. Se taire, laisser la parole aux oiseaux. Remonter de l'enfer, refaire surface, reprendre pied sur terre.

 

 

 

À aucun moment, Moïse n'évoque ce qui attend Adolphe à son retour, quand ses copains tout heureux de le revoir l'accueilleront d'un sonore Heil Hitler! le bras tendu.

 

Il lui a juste expliqué que « heil », ça voulait dire quelque chose comme « salut ». Mais que maintenant, pour tout le monde, c'était associé à ce qu'il avait vu là-bas.

 

Il fait confiance, Moïse.

 

Il ose.

 


Contexte : rédigé à l'occasion d'un concours de contes organisé à Philippeville.

Thème de l'année 2019 : Comment tu oses !?