Un arbre m'a parlé. Murmuré serait plus exact. C’était un soir d’orage, du coup je n’ai rien capté. J’aurais bien aimé savoir ce qu’il me voulait mais comment deviner, avec quasi zéro indice ?

 

Une chose, à la réflexion, m'est apparue : si cet arbre s’est adressé à moi – ce qui est quand même rare, voire exceptionnel – c'est qu'il m'en a, au moins, jugé digne. J’en ai déduit que je n’étais pas n'importe qui. De ce jour-là, je me suis mis à marcher au milieu des trottoirs, à me tenir droit, à regarder les gens en face.

 

Peut-être était-ce cela que l'arbre m'avait murmuré : Prends acte de ta valeur.

 

Peut-être. N’empêche qu’au bout d'un moment, ça ne m'a plus suffi. Je me suis dit qu’il devait y avoir autre chose. J'ai repris ma recherche.

 

Je me suis dirigé vers un expert en murmure : le vent. Pour le rencontrer, je me suis procuré un cerf-volant. C’était un modèle pour débutant : une sorte de cloche, prolongée par une chaussette. On m'avait garanti que ça volait presque tout seul. En effet, il suffisait de le présenter au premier courant d’air venu pour qu'il prenne de la hauteur. C’était facile. Ça ne m'a pas apporté grand-chose.

 

Je suis alors passé à un modèle triangulaire, à deux poignées. Là, il fallait conduire. Ça permettait un peu de voltige, mais ça partait aussi volontiers en voltige tout seul, et alors, bonjour le contrôle ! Il arrivait qu'il fasse un tour complet sur lui-même. Les fils frottaient un peu, mais ça restait pilotable. D'autres fois, il faisait seulement demi-tour. Dans ce cas, les commandes sont inversées, et bientôt le cerveau sature – le mien, en tout cas.

 

À force de pratique, j'ai réussi à le faire tenir haut, face au vent. Je sentais la traction dans les câbles, j'entendais le ronflement de l'air, et du regard, je le rejoignais dans le ciel. Ça, c’est une expérience !

 

Bientôt, j’appris à être là-haut. À sentir de là. Au sol, restait ce corps, que j’avais longtemps cru être moi, celui qui, il y a peu, marchait au milieu des trottoirs, et qui désormais pilotait en mode semi-automatique.

 

Peut-être était-ce cela que l'arbre m'avait murmuré : Va voir le vent.

 

À la longue, pourtant, le ronflement de l’air a fini par me gêner. Avais-je fait le tour de la question ? Un matin, j’ai repéré un milan royal. C’est un rapace, plus grand qu’un épervier, plus agile qu’une buse, pas très courant dans nos régions. Il se tenait haut, en vol immobile, silencieux. Petits ajustements des ailes, mouvements de la queue. Très mobile, la queue. Mille fois plus élégant que mon cerf-volant, et sans attaches. J’ai eu mal. Je me suis mis à désirer ardemment le rejoindre. Mon désir était si ardent que j’ai appris bien vite. C’était fascinant.

 

Peut-être était-ce cela que l'arbre m'avait murmuré : Deviens un oiseau.

 

Un jour que j’étais à la côte, j’ai vu les mouettes voler sur place. Émerveillement à nouveau, car elles se tenaient à un mètre de moi. Mais elles faisaient ça, minablement, pour mendier du pain. Plus tard, j’ai su qu’elles volaient également ainsi en haut des falaises et au-dessus des vagues qui déferlent sur la plage. J’ai pris l’habitude d’aller les admirer quand je pouvais, car la mer, pour moi, c’est loin : j’habite en Gaume.

 

Il ne m’a pas fallu bien longtemps pour être capable de les rejoindre sans avoir besoin de prendre le train. Je m’envolais de chez moi, parcourais la distance dans les airs… Puis, j’ai su me déplacer instantanément jusque là.

 

Peut-être était-ce cela que l'arbre m'avait murmuré : Va où tu veux dans l’espace.

 

L’univers océanique me captivait. J’ai découvert les baleines, leurs déplacements, leurs chants. Puis les cachalots. C’est à peine moins grand, avec une tête énorme, et ça plonge profond, profond, à des kilomètres sous la surface. J’en ai suivi un, un jour, jusqu’à ces zones où la lumière ne pénètre presque plus, et où, parait-il, les poissons arborent des couleurs splendides, on se demande pour qui.

 

Je me rendais là-bas régulièrement. J’ai recommencé à me sentir petit, face à ces immensités. Mais ce n’était plus douloureux : je devenais modeste. Dans les rues de mon village, quand je n’étais pas perdu dans mes rêves, je saluais les gens avec une gentillesse nouvelle.

 

Peut-être était-ce cela que la rivière m'avait murmuré : Tourne-toi vers tes voisins avec gentillesse et modestie.

 

C’est comme ça que j’ai croisé Sophie. Elle m’a souri, je lui ai souri, c’est tout bête. J’ai, d’un seul coup, perdu le besoin d’aller voyager sous l’océan. J’étais dans un drôle de brouillard, où il était tout le temps question de cette Sophie.

 

Un soir, j’étais chez moi, dans la pénombre, à rêvasser, quand un grand bruit m’a fait sursauter jusqu’au plafond. Quelqu’un avait frappé à la porte – depuis 23 ans que j’habite là, je n’ai pas encore installé de sonnette. Comme je n’avais pas allumé, elle a frappé comme si j’étais tout au fond, dans la cuisine. Elle ? Sophie.

 

- Vous permettez ?

 

Je n’ai pas été capable d’articuler la moindre syllabe. J’ai fait demi-tour, suis retourné dans ma maison, elle m’a suivi.

 

- Je peux m’assoir ?

 

Moi, je restais sans réaction, debout. Elle a fini par prendre une chaise. Le moins qu’on puisse dire, c’est que je n’alimentais pas la conversation.

 

Au bout d’un moment, elle a abordé la raison de sa visite : J’ai un problème avec vous, un problème d’électricité. Chaque fois que nous nous croisons, je reçois une décharge, un courant qui vient de vous, et qui va finir par m’électrocuter.

 

Autant l’avouer, je n’avais rien remarqué de cet ordre.

 

Elle riait. Elle s’est levée. Je me suis dit : Elle s’en va. Au contraire, elle s’est approchée. Encore un pas. Elle s’est arrêtée à moins d’un mètre. Le courant grésillait, qui partait de mon ventre. Cette fois, je le sentais. Sinon, j’étais toujours sans un geste, inerte.

 

Tout à trac, elle m’a demandé : À votre avis, Luc , jusqu’à quel âge est-il bon qu’un homme ait des enfants ?

 

Peut-être était-ce cela que l'arbre m'avait murmuré : N’est-il pas temps de devenir père ?

 

Je n’ai pas pu répondre un chiffre, mais bon. Voilà où j’en étais rendu, d’avoir voulu marcher au milieu des trottoirs !

 

Et aujourd’hui, je suis esclave. Deux garçons sont nés – j’aurais rêvé d’une fille, mais la vie n’est pas notre rêve. Ils exigent que je leur invente chaque jour une histoire. Inventer, pas répéter. Il faut toujours que l’héroïne soit très belle et qu’elle ressemble à leur maman. Pour le reste, c’est à moi de trouver.

 

J’y pense en laissant bruler le repas ; j’y réfléchis en laissant refroidir l’eau de la vaisselle ; en général, pour le soir, je suis prêt. Sinon, j’improvise.

 

Aujourd’hui, mon idée c’est : un arbre m’a parlé.

 

Pour me dire quoi ? Excellente question !