Explications tout à la fin du conte, quant à la genèse de sa création.


1. On croit savoir

 

 

 

La porte était fermée et pourtant tous savaient.

 

Pendant que nous dormions, elle avait franchi tous les sas. Son corps flottait à présent dans l'espace.

 

Elle n'en pouvait plus de claustrophobie depuis des semaines et la Terre restait sourde à toute demande de rapatriement. C'en était arrivé au point que l'atmosphère de la station était littéralement plombée. Cela se ressentait même dans les pièces où elle n'était pas et à la fin, même lorsqu'elle dormait.

 

C'est précisément la disparition radicale de cette sensation qui nous informait de l'indicible : Lola était partie embrasser les étoiles.

 

Il avait fallu, bien sûr, que quelqu'un manœuvre les portes derrière elle. Mais la Commandante en chef avait eu pour Lola des regards qui trahissaient sa compréhension. Était-elle restée éveillée elle- même ? Était-ce Antoine qui l'avait libérée ? Qu'importe — encore que : savoir qui est mêlé de manière volontaire à la mort d'autrui…

 

Le complice avait-il au moins pris une photo ? Ou bien Lola l'en avait-elle dissuadé ?

 

 

 

Ce que nous ignorions surtout, c'est comme nous étions loin d'en avoir fini avec elle.

 

Or dès le lendemain matin… — mais ici, je vous dois une explication technique. Comment parler de nuit ou de matin lorsqu'on n'est plus ni sur terre, ni sur Mars ni sur la lune ? C'est que, pour rythmer la vie des habitants de la station et limiter au mieux les perturbations dues aux conditions artificielles de la vie à bord, ladite station exécutait une rotation sur son axe qui générait une sorte d'alternance circadienne — compte tenu que les parois d'une bonne moitié de sa circonférence ne laissaient quasiment pas entrer de lumière.

 

Or donc, dès le matin suivant…

 

 

 

2. À se lécher les doigts

 

 

 

La porte du frigidaire était fermée et pourtant tous savaient. Dedans, les attendait un énorme tiramisu comme seule Lola pouvait en concocter. Bien sûr, à ce stade, on pouvait encore raisonner, postuler qu'elle l'avait préparé l'avant-veille puis avait confié à un proche la mission de le mettre en place. Version charmante, touchante même.

 

Ou que quelqu'un avait réussi à percer le secret de sa recette. Ce fut le choix majoritaire. Antoine s'y rallia avec une certaine véhémence. Pauvre Antoine !

 

Les conversations allaient bon train. En même temps, personne n'était véritablement convaincu. L'ambiance était plutôt maintenant à une certaine excitation. Et, soit dit en passant, c'était encore Lola qui donnait le la.

 

 

 

Le tiramisu était meilleur que jamais — surnaturellement bon, si j'ose dire.

 

Du coup, les plaisanteries fusèrent : « Lola, c'est quand tu veux ! » ou encore « Lola, pitié pour mes kilos ! » Les larmes n'étaient pas loin sous les rires et certains commençaient à suggérer que Lola était mieux maintenant, qu'elle avait retrouvé sa joie et de plus, nous manifestait qu'elle nous aimait toujours.

 

 

 

N'allez pas croire pour autant que la vie à bord se résume à s'empiffrer de tiramisu. Chacun avait son travail et par surcroit, la mission visait à explorer les possibilités de reproduction humaine dans l'espace. En effet, le processus de gestation intègre un tas de paramètres potentiellement brouillés dans les conditions particulières recréées là-haut. L'enjeu à terme, évidemment, étant que quelques individus triés sur le volet échappent à une planète bientôt rendue invivable et perpétuent ainsi le si précieux genre humain. Mais non, je n'ironise pas ! Nous dépensons des milliards et consacrons nos intelligences les plus pointues à cette fin.

 

À propos de terme, il est clair que les premières grossesses mises en routes seraient étudiées de près puis interrompues, les risques de handicaps lourds étant maximals. On est dans la science, pas dans la romance.

 

 

 

3. Mise en veille

 

 

 

La porte était fermée et pourtant tous savaient. La radiation était palpable : Antoine était heureux. Si on arrêtait cinq secondes de jacasser, on pouvait d'ailleurs l'entendre siffler de vieux airs de danse du Far-West. Quand il finit par sortir de sa chambre, on sut qu'il n'avait pas dû dormir beaucoup de la nuit.

 

Or son alcôve était équipée d'une minuscule lucarne percée dans la paroi aveugle de la station, celle qui masque le soleil pendant la « nuit» — vous me suivez ?

 

 

 

Bientôt, sans trop l'avouer en public, les habitants furent nombreux à se réunir par petits groupes dans les locaux ainsi pourvus et à se relayer pour regarder dehors avec la promesse de réveiller tout le monde si un miracle venait à se produire. Impossible, bien entendu, mais l'irrationnel ne s'en laisse pas si facilement compter.

 

 

 

Au fond, savait-on seulement si Lola s'en était allée en scaphandre, avec un minimum d'oxygène ?

 

D'un commun accord, tacite, nul n'avait recompté les équipements. Après tout, on ne dispose d'aucune preuve définitive de l'inexistence d'extra-terrestres. Ils auraient pu la recueillir. D'accord, ça n'explique pas bien le tiramisu.

 

 

 

En cachette, les femmes qui espéraient un début de grossesse rêvaient de cacher celle-ci afin de garder l'enfant et de le baptiser Lola — pauvres garçons, le cas échéant ! Dans leurs projections, ces enfants naissaient indemnes de toute tare, cela va de soi. Je n'ai pas eu vent des fantasmes des procréateurs masculins, ils n'en parlaient guère, ce qui ne prouve rien.

 

 

 

Antoine gardait le silence quant aux causes de sa métamorphose et l'alcool était trop contingenté pour qu'on puisse espérer lui tirer les vers du nez de cette manière. En tout cas, il ne passait pas toutes ses nuits éveillé : son visage l'aurait trahi.

 

 

 

Ceux qui se relayaient aux lucarnes en furent pour leur frais. Le lendemain matin…

 

 

 

4. Voile

 

 

 

La porte du grand réfectoire était close et pourtant tous savaient.

 

Ils sentaient, tout simplement. Ou bien était-ce l'habituel rai de lumière qui faisait défaut sous la porte ?

 

Le grand réfectoire n'était que baies vitrées mais ce matin, un voile empêchait la lumière d'inonder le lieu. Petit déjeuner dans la pénombre, réunion d'urgence. Une caméra ramène des informations : seules les fenêtres sont recouvertes d'une matière indéfinissable. Le prélèvement envoyé au labo ne révèle pas tous ses secrets aussi vite qu'un laborantin intrépide : l'échantillon a tout du concentré de cassis bio… je n'ose terminer ma phrase, chacun l'a complétée mentalement : … du concentré de cassis bio dont raffolait Lola. Non !

 

L'analyse confirme.

 

À nouveau, grand branle-bas dans Landerneau : un plaisantin a-t-il pu remplacer l'échantillon par ce produit ?

 

 

 

Partant du principe que, plaisanterie ou pas, les baies vitrées doivent être nettoyées, une équipe de trois volontaires est constituée en toute hâte et s'acquitte de sa tâche sans délai. Au retour, plus de doute quant au concentré de cassis. Mais !

 

 

 

Mais ! Un des trois volontaires ne revient pas et nul ne l'a vu s'éloigner. Comment peut-on perdre de vue un individu en scaphandre au milieu de rien ?

 

Et quel est le nom du disparu ?

 

Antoine ! Dans la précipitation, personne ne s'est interrogé sur ses motivations à faire partie de l'expédition.

 

 

 

5. Allô la Terre

 

 

 

Les échanges avec la planète mère deviennent compliqués. Les consignes — bien inutiles probablement — sont de rester discrets. Qui oserait rapporter cette histoire de concentré de cassis bio à l'extérieur des baies vitrées ? Sans parler de la disparition d'un membre de l'équipage, au nez et à la barbe — pardon ! — de la Commandante en chef et de tout le monde.

 

La sortie de Lola n'a même pas encore été annoncée car la question de la complicité se poserait inéluctablement.

 

 

 

La Commandante devient taciturne mais pas morose. Elle oppose à cette situation imprévue une approche créative. Chut ! voici son idée : « Antoine aimait Lola, sans doute, mais qui aimait Antoine ? Lola, oui mais peut-être pas que. Je ne serais pas étonnée qu'en secret, le petit Albert… C'est vrai, Antoine l'appelait volontiers Bébert. Il y avait quelque chose entre eux, un courant.»

 

 

 

Entre nous, la Commandante en chef a un nom comme tout le monde. Ce sera plus pratique, non ?
Elle s'appelle Alexandra. Alex pour quelques intimes et Sandra pour les paresseux. J'en suis.

 

 

 

6. Au suivant !

 

 

 

La porte était fermée mais Sandra savait.

 

Bébert n'avait pas dû fermer l'œil de la nuit — ça, ce n'était que naturel.

 

Mais il avait fini par s'endormir rasséréné. Les antennes de Sandra le lui garantissaient. En bonne cheffe, il fallait qu'elle en eût, de ces antennes et les événements récents les lui avaient déployées en grand.

 

 

 

Plutôt que d'aborder Albert de front, elle préféra le faire pister discrètement par quelques personnes de confiance. En qui peut-on mettre sa confiance, au final ? Et pour quelles tâches. Je n'eus pas l'honneur de cette mission mais je repérai le manège.

 

Enfin ! le point clé n'était-il pas d'empêcher que Bébert se fît la malle lui aussi ? Or dans cette hypothèse, il devrait recruter un aidant pour les sas. Ou se faire admettre comme volontaire pour une mission extérieure. Pensez si Sandra serait assez sotte pour tomber à nouveau dans ce panneau !

 

 

 

Il y avait quelque chose de comique à observer le petit jeu des pisteurs, pendant qu'Albert restait assis des heures à son bureau — lisez, son ordinateur — à exécuter sa mission spécifique : maintenir la station dans une position adéquate et assurer le bon fonctionnement des capteurs solaires dont dépendait tout l'approvisionnement en énergie.

 

 

 

Sa maman, à Bébert, aurait aussi bien pu le prénommer Achille car il nous fit le coup du talon.
Enfin, difficile d'établir sa part de responsabilité.

 

Toujours est-il…

 

 

 

7. Travail au noir

 

 

 

La porte était fermée et pourtant tous savaient…

 

L'heure était grave et Alexandra sentait peser sur ses épaules une responsabilité vertigineuse.

 

Les capteurs ne captaient plus. Les batteries nous donnaient pour une journée et demie d'autonomie et puis plus rien : plus de pressurisation par exemple, ni de traitement de l'air qu'on respire, soit la mort ensemble à brève échéance.

 

Pour l'anecdote, les systèmes de transmission disposaient d'une alimentation supplémentaire qui permettrait d'envoyer à la Terre les informations sur nos derniers moments. C'est toujours instructif.

 

 

 

De café fort en café serré, Albert avait bossé toute la nuit pour tenter de rétablir la situation. Il disait ne rien comprendre, que tout se passait comme si les raccordements étaient débranchés.

 

La caméra refusa de fonctionner. On détacha un duo de volontaires — dont Albert n'était pas.

 

Oui, les câbles étaient déconnectés. Aucune explication plausible. Une fois reconnectés, le système redémarra… pour se remettre en panne à peine l'équipe rentrée.

 

Deux fois. Trois fois.

 

 

 

Ce n'est plus de mon ressort, lâcha Albert. Ou plutôt : quelque chose me dit que je dois y aller moi-même.

 

 

 

Sandra hocha la tête au ralenti, les yeux écarquillés.

 

Elle semblait au bord des larmes. C'était pourtant la dernière personne de tout l'équipage que j'eusse imaginée perdre son sang-froid. Mais peut-être s'agissait-il d'autre chose.

 

 

 

Elle fit un pas, posa son regard bleu dans les yeux noirs de Bébert, sa forte main sur l'épaule du garçon et d'une voix étranglée, audible seulement des plus proches — mais vous savez que je suivais cela de près — :

 

 

 

« Ne nous oublie pas, quand tu seras là-haut. Sans courant, nous sommes tous morts, ici. »

 

 

 

Morts ou libres, souffla Albert à peine plus fort, mais tu as ma parole.

 

 

 

8. Épilogue

 

 

 

Une amie me dit que tiramisu signifie « tire-moi en haut» ou « vers le haut », un truc comme ça. Qui faut-il croire, d'un bout à l'autre de cette histoire. Mais pourquoi pas ?

 

 

 

En boucle, il y a cette phrase dans ma tête : La porte est fermée mais tout le monde sait l'ouvrir. C'est juste qu'on le fait très, très, très rarement. À croire qu'on préfère s'égratigner à une porte fermée. Je n'ai pas encore tout compris de l'humain.

 

 

 

À part ça, c'était un homme de parole, le Bébert. Sinon, vous ne liriez pas mon histoire. La mission n'a pas été écourtée. Au retour, les autorités n'ont pas souhaité connaitre trop de détails concernant les trois disparitions — non, il n'y en eut plus d'autres — du moment que nous ne les ébruitions pas, car cela leur aurait fait une mauvaise publicité.

 

Le temps a passé, il y a prescription et j'ai besoin de m'affranchir de ce secret.

 

 

 

À part Alex, j'ai perdu tout le monde de vue. Il y avait une gêne entre nous tous — à cause de ce silence ? — Avec elle, j'en avais parlé. Elle savait ce que je savais.

 

Si je m'autorise à tout raconter aujourd'hui, c'est que je viens d'apprendre qu'elle est morte récemment dans l'accident de son avion. Elle était pilote de chasse.

 

Pile dix ans après que Lola ait sauté le pas.

 

 

 

Morte — ou libre.

 


Rédigé à l'occasion du concours de contes « Le prix de l'eau noire » organisé par le Centre Culturel de Couvin (Centre Culturel Christian Colle).

Le conte devait commencer obligatoirement par la phrase :

« La porte était fermée et pourtant tous savaient. »