Curieusement, depuis quelques semaines, il a du mal à se souvenir des prénoms familiers. Qu’il oublie ceux des personnes nouvellement rencontrées, ma foi, c’est sans doute le fait d’une attention plus relâchée, d’un investissement moindre dans le présent. Mais s’agissant de personnes qu’il fréquente depuis des décennies, il y a de quoi s’interroger, non ?

 

Ce n’est pas tout-à-fait la première alarme, c’est vrai. Il envisage qu’une démence sénile commence à l’affecter, comme tant de ses contemporains. Cependant, même si cela se généralise, il reste convaincu qu’à l’échelon individuel, cela peut constituer aussi un processus d’effacement répondant à des nécessités intérieures.

 

Qu’aurait-il donc à perdre de vue, qui justifie une telle débâcle ? Il n’a pas l’impression d’avoir subi des traumatismes dont le souvenir pourrait vouloir venir le hanter. Ni d’avoir commis des trahisons si graves qu’il éprouverait le besoin de s’en protéger. Qui a-t-il trahi, d’ailleurs ? Sinon lui-même peut-être, en un sens.

 

 

 

Depuis que ce soupçon le travaille, il a la sensation de se dédoubler. Une part de lui continue à participer à la vie sociale et matérielle, comme toujours. Une autre sonde les profondeurs d’où semblent lui parvenir les échos étouffés d’une histoire qu’il n’aurait pas écrite alors qu’il l'aurait dû, peut-être. Sa propre vie ?

 

 

 

Il finit par empoigner le taureau par les cornes et s’octroie une retraite solitaire dans un lieu propice à l’introspection voire aux expériences mystiques : un cabanon en montagne, près d’une source. Il s'y rend vers la fin de l’été indien.

 

Bientôt, il perd le sens du jour et de la nuit, de la rotation des heures, s’abime dans la contemplation de la source et commence à voir défiler devant lui des fragments de son passé. Lancinante, la question qui le hante se précise : « As-tu répondu à l’appel ? »

 

Puis, plus simplement : « As-tu vécu ? »

 

C’est davantage un constat qu’une accusation : il s’est comporté comme un vague témoin de son existence, non comme son acteur principal. Depuis toujours, pour autant qu’il s’en souvienne. Depuis toujours, vraiment ?

 

 

 

Une nuit — ou aussi bien en plein jour, puisque tout se confond —, un orage éclate. La foudre tombe sur son abri minuscule alors qu’il s’y est réfugié. Dans la lumière aveuglante, l’instant se démultiplie, se diffracte. Il a l’impression qu’une chance s’offre à lui, d’au moins y voir clair.

 

Soudain, il ressent une secousse qui déclenche une brève et violente nausée. Il éprouve la sensation claire autant que déroutante que le temps s’est inversé. Que lui, en tout cas, repart en sens inverse.

 

Eh bien ! Va-t-il alors savoir ?

 

 

 

L’orage s’efface, le cabanon est à nouveau sur pied, intact. L’étrange sensation perdure jusqu’à lui devenir familière : il parcourt maintenant sa vie à rebours.

 

Au fil du temps — de ce nouveau temps à l’envers —, il repasse par toutes ses expériences. Retraverse les mois immobiles de son internement psychiatrique, perçoit combien cette stagnation d’alors est en rapport avec ce qui motive son voyage actuel vers les origines.

 

Se revoit adolescent, cherchant à éviter tout engagement dans la durée.

 

Repasse par l’enfance. Par ce sentiment à répétition d’être incompris. À la limite de l’invisibilité, parfois. De n’être pas là, qui sait ?

 

 

 

Tout n’a pas la même couleur mais tout est cohérent : il glisse, avec aussi peu de prise qu’à l’époque — il en prend conscience maintenant.

 

Il remonte encore. Soudain, les choses prennent une tournure dramatique !

 

Le voilà immobilisé au milieu du couloir de la naissance. Sa progression est bloquée — par le cordon ombilical, deux fois enroulé autour de son cou. Les irrépressibles poussées maternelles mettent sa nuque sous pression en même temps qu’elles interrompent la circulation sanguine dans le cordon, le privant bientôt d’oxygène. Son crâne, qui seul apparait, devient bleu.

 

Le médecin de famille, qui préside à l’accouchement, a compris la situation. Pour lui, c'est une urgence mais il n'y a pas lieu de paniquer. Mobilisant le père pour contenir le mouvement en avant, il glisse ses doigts et dégage les deux anneaux mortifères sans avoir besoin de couper le cordon.

 

L’expulsion reprend mais lui, notre héros, au cœur de cet épisode, a senti la mort le toucher, l’a éprouvée sereine et bonne, l’a acceptée. Or voilà qu’en lieu et place de cet au-delà qui allait se confondre avec l’en-deçà, il se retrouve propulsé dans une existence qu’il était sur le point d’esquiver et qui lui apparait bien moins douce. C’est peu dire qu’il y entre à reculons. Quand finalement, il se tourne vers elle, il instaure une fois pour toutes un certain décalage : il va légèrement à côté de sa vie, peu convaincu d’être vraiment concerné.

 

 

 

À présent, retourné à ce moment-clé, une lucidité aveuglante envahit son esprit alerte : c’est bien un choix qu’il a posé là, à la minute zéro. C’est lui qui a engagé ce pas de guingois, lui seul. Avec pour corollaire immédiat qu’il aurait pu opter autrement. Non ? Bon, le terme de choix est peut-être un peu trop fort, trop résolu. Disons qu’il a emprunté un chemin qui n’était pas forcément l’unique.

 

Une fois parvenu à cette prise de conscience, quelque chose se produit — et à nouveau, la notion de choix serait excessive — : l’idée de sa responsabilité, l’éventualité d’être passé à côté de sa vie lui font faire à nouveau volteface, abandonner le sens chronologique inverse et tenter l’aventure inédite de faire mentir l’adage qui veut qu'on ne vive qu’une fois.

 

 

 

Subsiste en lui comme une empreinte, pas pleinement consciente, de ce qu’il a parcouru en aller-retour. Parviendra-t-il à développer une autre attitude ? À maintenir un autre cap ? Quel impact ce changement aura-t-il sur sa santé, physique tout d’abord ? Devra-t-il repasser par ces infections à répétitions ? Son corps restera-t-il à nouveau chétif, recroquevillé ? Moralement, traversera-t-il à nouveau les heures sombres de la dépression ? Connaitra-t-il les joies et les tourments de l’amour ? De la paternité ?

 

Vieillira-t-il cette fois sans avoir besoin d’oublier les prénoms familiers ? Abordera-t-il la dernière ligne droite serein, avec le sentiment d’avoir enfin vécu sa vie ?

 

 

 

Jour après jour, en vérité, il se voit reproduire exactement le parcours de la première fois, piégé dans la même ornière, rivé au même rail. Une petite voix lui souffle qu’il doit y avoir un autre choix en amont, un moment encore plus décisif, plus tôt, une clé dans les mois de vie intra-utérine voire lors de sa conception — pourquoi pas en-deçà ? En vain : le mouvement ne repart plus en sens inverse, il n’y aura pas d’autre tentative.

 

 

 

Tout se déroule à nouveau, inexorablement pareil, jusqu’à ce moment où il fit autrefois demi-tour.

 

Là, c’est avec reconnaissance qu’il accueille l’amnésie, ses souffrances et ses présents, ses lâcher-prise. Il sait — et sans doute est-il le seul à en avoir fait l’expérience intime — à quel point chaque vie est unique et comment se marient responsabilité et destinée.

 

Il le sait… et bientôt il l’oublie. Ou du moins, il devient incapable d’en parler, de rappeler les souvenirs de sa singulière odyssée.

 

 

 

Reste dans son regard de vieillard égaré comme le reflet d’une forme de sagesse qui n’est pas que résignation. Sur son visage, un sourire à la Joconde. Il est bon de s’assoir près de lui et d’apprendre en silence, tout doucement, à se pardonner à soi-même d’être qui l’on est, ni plus ni moins.

 

J’ai eu cette chance et parfois, au fil des moments où sa mémoire inexplicablement se remettait en marche, j’ai recueilli son témoignage.

 

Je vous le livre tel quel. Puisse-t-il vous être de quelque utilité.