Ce jour-là, on enterrait le vieux Lazare. « Rendez-vous au cimetière de Faulx-les-Tombes » crie le fils ainé à la sortie de la morgue. Ils se dispersent, ils y vont par quatre chemins. Qui par la nationale, qui en suivant le corbillard… Lui-même, Lazare II, coupe par le chemin des Épines. Il arrive au cimetière le premier. Elle, l’enfant, Lou de son prénom, file par le chemin des Aiguilles. Elle aussi arrive avant le cortège.

 

 

 

Elle lui prend la main.

 

— J’ai envie d’aller voir où on va mettre le papy pendant qu’il n’y a personne. Tu viens ?

 

En fait, elle comptait aussi sur lui pour localiser la place.

 

 

 

À deux pas du trou, le voilà qui s’emmêle les pieds, trébuche et… tombe. Pas la moindre racine n’affleurait pourtant. La gamine s’esclaffe mais bientôt se reprend :

 

— Ça va ?

 

L'endroit où il se trouve, l’impression étrange que quelqu’un l’a accroché, la sensation d’un rire cristallin qui tinte à ses oreilles… pour sûr, il n’en mène pas large.

 

— C’est étroit !

 

— Attends.

 

Elle disparait quelques secondes puis :

 

— Neuf.

 

— Quoi, neuf ?

 

— Ben, ce que tu m’a demandé.

 

— Qu’est-ce que je t’ai demandé ?

 

— Sept et trois. Sept et trois, ça fait neuf.

 

— Non, ça fait dix.

 

— Toi alors ! Pourquoi tu me le demandes, si tu le sais ?

 

Il a mis du temps à comprendre.

 

 

 

— Pourrais-tu essayer de trouver quelque chose comme une échelle pour me sortir de là ?

 

— D’accord, chef.

 

— Tu sauras retrouver ton chemin ?

 

— Oui, mon colonel.

 

Il n’en est pas si certain. Pas rassuré en général, avec ce rire qui tinte toujours et le sentiment déconcertant de n’être pas vexé — comme s’il n’y avait pas de moquerie, ou si tendre. La sensation d’une présence. Féminine — il ne saurait expliquer en quoi. Dans un cimetière, ça donne des idées.

 

En attendant les secours, il s’étend sur le dos à la place du mort, ajuste sa ceinture et contemple le monde en contre-plongée. Après tout, quand ce sera son tour, il ne pourra pas jouir de la vue. Hum, impressionnant quand même.

 

 

 

Il tente de calmer son inquiétude : « Si la petite ne retrouve pas ma tombe, au plus tard quand le cortège arrivera, ils devront bien me tirer d'ici avant de descendre le papy. À moins qu’ils ne regardent pas en bas et lâchent le cercueil sur moi. Et alors, s’ils m’entendent tambouriner, ils se dépêcheront de nous recouvrir de terre en croyant que c’est le mort qui fait des siennes… » Il est en suaire — pardon, en sueur.

 

 

 

Ouf, voici la gamine qui revient. Sans échelle mais flanquée d’un gaillard métis, haut de 2 mètres au bas mot, baraqué et souriant. Agile aussi car voilà notre Lazare extirpé de sa fosse avant même d’avoir compris comment. Son sauveteur s’éclipse, sur un clin d’œil complice envers Lou.

 

 

 

La cérémonie se déroule sans autre fait notable. Comme il a de la route, Lazare dort chez une parente.

 

Le lendemain, il rentre chez lui. Sur l’autoroute, il remarque dans son rétro un de ces emmerdeurs qui slaloment en obligeant tout le monde à freiner ou à se ranger pour les laisser passer. Il s’arrange pour lui fermer la porte, le coincer derrière un poids lourd.

 

Pendant qu'ils roulent côte à côte, il lui semble que quelqu’un fait tss, tss à son oreille. Puis, il sent de petits coups donnés dans son volant, qui vont dans le sens de libérer l’emmerdeur — tiens, aujourd’hui, c’est une emmerdeuse, maintenant qu’il la voit. Irrésistiblement, son pied droit réduit la pression sur l’accélérateur et il se voit ouvrir le passage à la petite bombe. Celle-ci s’engouffre dans la brèche et il la perd bientôt de vue. Un voyant clignote au tableau de bord : ABS. Bizarre !

 

 

 

Cette fois, il entame le dialogue :

 

— Alors quoi ? Il faut les laisser faire, ces fils de…

 

— Tss, tss.

 

— Si tout le monde accepte ça, ils ne vont pas s’amender, hein !

 

— Tssss…

 

— Quoi, tss ?

 

Plus rien mais une idée incongrue s’insinue dans son esprit : qu’il ne serait peut-être pas personnellement en charge de mettre aux normes l'univers dans sa totalité.

 

 

 

Le soir, pour se changer les idées, il va au bal. Les femmes qu’il y voit sont séduisantes et lui sourient lorsqu’il croise leur regard. Pourtant, plutôt que d’inviter l’une d’elles, il s’élance seul sur la piste. Il tourne et glisse et zigzague, les yeux mi-clos. Il sent comme une étreinte, un toucher, une proximité. Il en oublie tout et poursuit, sans même s’en rendre compte, les yeux fermés, en toute sécurité. Il danse ainsi de longues minutes.

 


Plus tard, quand il racontera cet épisode, on lui rétorquera : Ça n’a rien de magique, les autres danseurs avaient les yeux ouverts, ils t’auront évité. Discrètement, une dame présente ce soir-là viendra lui témoigner que non, les autres ne lui prêtaient guère attention, qu’il filait entre les couples comme guidé par une main experte, que c’en était fascinant. Qu’elle avait envié son audace, à le voir s’abandonner ainsi. Qu’elle-même, quelquefois, éprouve une sorte de présence dans sa vie.

 

 

 

Ils réalisent alors que ni elle ni lui ne disposent d'un nom pour cette… disons, cette présence.

 

Lui : Je la vois comme une envoyée du ciel.

 

Elle : Oui, on peut dire ça. Sauf que ça fait prétentieux. Et puis c’est long !

 

Lui : On pourrait garder juste les initiales : ADS, Anvoyée Du Siel. Ainsi, les autres ne sauraient pas forcément de qui on parle. En plus, ADS, ça sonne bien, non ?

 

Elle rit doucement. Il ne comprendra pourquoi que des mois plus tard. Entre temps, le pli est pris de la nommer « mon ADS », ce qui le fait penser à Mona Lisa, avec son mystérieux sourire. Ou alors « l’ADS ». Et celle-ci lui adresse des clins d'yeux via un certain témoin au tableau de bord.

 

De toute façon, vous en conviendrez, EdC, ça n’aurait pas sonné du tout.

 

 

 

Progressivement, lui qui en faisait des tonnes, en fait de moins en moins. Il accorde de plus en plus de place à l'ADS dans sa vie. Et plus elle se manifeste, moins il en fait. Il s'en porte plutôt mieux.

 

 

 

Au début, quand ses proches lui demandent : « Et toi, quoi de neuf ? », il élude la question.

 

Le jour où enfin, il se décide à raconter ses aventures, il intitule son récit : Le témoin de l'ADS. Après coup, discrètement, quelques personnes de l’assistance viennent lui confier : nous aussi.

 

Mais sur le moment, sur le visage de ses amis, il lit tout autre chose. Il en entend de toutes les couleurs. Ça va de suppôt de Satan à enfant de chœur voire bisounours en passant par nouveau Jéhovah et pseudo-gourou, ou encore de naïf à mythomane en passant par irresponsable ou carrément gilet mauve.

 

Beaucoup, d’ailleurs, sont si éberlués, si horrifiés, si estomaqués qu’ils arrivent à peine à articuler :

 

— Mais enfin, Lazare, comment oses-tu !?

 



Contexte : ce texte a participé au concours de contes de Philippeville dit « de l'Eau noire » en 2019.

Le thème de l'année était : « Comment tu oses !? » — d'où la forme de la finale.