C'est l'été en Alaska.

 

Près de la ferme-igloo, la grande ferme communautaire — sorte de kibboutz du Nord —, paissent des troupeaux de rennes.

 

Un homme, vêtu d'une robe, se tient debout près d'un lampadaire. À son allure, on comprend qu'il a l'habitude de s'habiller ainsi. Tout en lui respire la bonté, la bonté... et l'attente.

 

Il est chaussé de bottes de renne, coiffé d'un chapeau de paille, sa robe flotte au vent. Sait-il seulement ce qu'il attend ?

 

 

 

Qu'est-ce

 

Qui me manque

 

Que j'invente

 

Que j'appelle à cor

 

Et à cri

 

Qui me cherche

 

Qui je cherche

 

Qui me hante et

 

Qui j'oublie

 

Qui s'invite

 

Qui j'évite

 

Qui attend qui

 

Qui s'enfuit

 

 

 

Moi qui connais son nom, j'hésite à vous le dire. Plus tard, peut-être.

 

Son regard est perdu dans le vague, il rêve.

 

 

 

Comme il le fait souvent, il lève les yeux et lui apparait le rideau arc en ciel d'une aurore boréale. Alors qu'il la regarde, elle vire au vert et fond sur lui. Il tend une main, qui prend aussitôt la même couleur verte, phosphorescente.

 

 

 

« Aurore, malheur ! » marmonne notre homme.

 

 

 

Bonheur, malheur

 

Lequel est lequel

 

Lequel est vertige

 

Lequel, sortilège

 

 

 

Il tourne la main, abaisse son chapeau de paille entre lui et l'aurore, entre son regard et le monde. Il rentre dans son chapeau et sort de sa poche une clé, une clé dorée. Un bruit de serrure ancestrale se fait entendre.

 

Il hésite à se servir de sa clé, la fixe des yeux et c'est alors qu'il réalise que non seulement sa main, mais tout son être a pris les couleurs de l'aurore boréale et rayonne comme elle, à l'intérieur du petit univers clos qu'est son chapeau de paille.

 

La clé résonne comme un diapason d'or, elle émet un son et quand il souffle dessus, cela produit des notes de musique. Toutes ces notes s'unissent et jouent entre elles. Elles tournent un moment autour de la clé, comme la fumée qui s'élève de l'encens qui brule puis, comme elle, s'éloignent, attirées vers la serrure qui les appelle.

 

 

 

L'homme à la robe les suit du regard. Il voit une porte, faite de grains de sable, de sable mouvant. La clé s'introduit toute seule dans la serrure. Notre homme se retrouve face à cette porte, dont le sable se met à couler sous ses pieds. Il baisse les yeux.

 

 

 

Dehors, c'est-à-dire hors du chapeau, l'igloo s'est transformé en dune, une dune qui rampe vers notre héros, s'empare de lui, le propulse ; il vole, sa robe dans le vent. Il va si vite ! Il fait trois tours de la planète et à chaque fois qu'il passe par l'Alaska, près de la dune-kibboutz, il tente d'attraper le pompon accroché au lampadaire. Au troisième tour, il y parvient enfin et ce qu'il tient dans sa main, c'est un caméléon ténébreux.

 

« Aide-moi, supplie le caméléon, je viens de m'échapper du palais du Grand Vizir et je suis sûr qu'il s'est déjà lancé à ma poursuite. Je me fais ténébreux pour qu'il ne me trouve pas mais il ne mettra guère de temps à remonter ma piste. Libère-moi et j'exaucerai le premier vœu que tu formuleras. »

 

Il n'a pas le temps d'en dire davantage : le Grand Vizir est là, qui plonge et saisit notre homme par le pied. Il est sûr de lui, le Grand Vizir : sur le sable et la dune, il est en terrain ami.

 

— Ici, Oncle Ben ! Je te tiens.

 

Notre héros entravé — mais qui ne semble pas se reconnaitre dans le nom d'Oncle Ben — saisit de sa main libre son chapeau de paille et d'un coup, d'un seul, tue le caméléon. À l'instant, celui-ci se transforme en oiseau. Un oiseau bleu, vert, lumineux et chatoyant comme l'aurore boréale, et qui s'envole. L'homme le voit disparaitre, très haut. Il reste à nouveau le regard perdu en l'air. De là voit redescendre, doucement, une plume de duvet qui vient se poser dans sa main.

 

Il éructe : « Qalipu, aqsarniit, jipji'j maqtawe'g. » C'est de l'aléoute, sans doute.

 

À peine a-t-il prononcé ces mots qu'il entend appeler : « Oncle Isidore ! »

 

Cela vient d'un de ses doigts de pied — du pied retenu par le Grand Vizir — et c'est notre héros qu'on appelle ainsi. Il se retourne.

 

— Lampadaire ! dit-il, tout s'éclaire. C'est moi, l'Oncle Isidore, c'est mon nom !

 

Éberlué, il regarde à nouveau ses mains. Sa peau a repris couleur de peau.

 

Le Grand Vizir lui lâche le pied et se redresse avec un petit sourire. Il secoue le sable de son burnous et tourne les talons sans mot dire.

 

Oncle Isidore est debout près du lampadaire, une plume de duvet dans la paume. Sa robe bouge avec le vent.

 

Les rennes paissent tranquillement autour de la ferme-igloo.

 

C'est l'été en Alaska.