Explication tout à la fin du texte, quant à la genèse de sa création.


C’est leur premier bébé. Enfin, ce sera.

 

Ils sont jeunes. Elle plus encore que lui.

 

Elle prend la chose très à cœur, c’est sans doute la première fois de sa vie. Elle lit beaucoup sur la grossesse. Internet, magazines, livres qu’elle achète, même… Elle veut le meilleur pour leur enfant.

 

 

 

Suite à ses lectures, elle décide d’exposer précocement son bébé à de bonnes vibrations. Elle achète à la caisse du supermarché un coffret en promotion intitulé « Les classiques immortels » et diffuse longuement chaque jour des œuvres qui, jusqu’il y a peu, l’auraient ennuyée à mourir. Même les noms des compositeurs étaient loin de lui être familiers, à part Mozart peut-être.

 

 

 

Elle se nomme Dominique ; lui aussi. Le genre de coïncidence qui incite à penser qu’ils sont faits l’un pour l’autre, destinés à se marier et à avoir leurs enfants ensemble.

 

Pour raconter leur histoire, c’est moins pratique…

 

Alors elle, ici, je vais l’appeler Lola Bobesco, du nom de cette violoniste qui interprète plusieurs de ces « classiques immortels » et y intervient aussi comme chef d'orchestre.

 

 

 

Et lui, je l'appelerai Éden Hazard vu que — peut-être par réaction — il campe de plus en plus devant l'écran de télévision et semble s'intéresser beaucoup à la coupe du monde de football. Si vous ne partagez pas cette passion, sachez que ce charmant garçon aux origines vaguement albanaises est le joueur-vedette de la petite équipe belge, qui fait des étincelles cette année-là.

 

 

 

Lola Bobesco parle à l’enfant à naitre. Entre autres avant de s’endormir.

 

Il faut leur parler.

 

Elle a dû lire cela quelque part.

 

 

 

Elle passe ses journées avec une main posée sur son ventre.

 

Un soir, elle montre à Éden Hazard :

 

Regarde ! Je l’appelle. Viens là, ma belle.

 

Le ventre se déforme et monte sous la main, tout près de lui.

 

Elle ôte cette main, pose l’autre du côté opposé.

 

Viens ici maintenant, ma chérie. Mmmh…

 

La bosse de se déplacer là-bas.

 

Essaie !

 

Éden Hazard semble hésiter. Sans un mot, lentement, il pose une main. Pas de mouvement : la petite colline est toujours sous la main de la mère, là-bas.

 

Ça ne marche pas avec moi, dit-il.

 

Ce qu’il ressent à ce moment-là, il n’en parlera jamais à personne. Il l’enterre profond.

 

Elle, elle ne dit rien. Ce qui la traverse en cette infime seconde, elle n’a même pas idée de ce dont il s’agit. Des bouffées de sentiments, des bribes de pensée se succèdent, coexistent, se télescopent. C’est si violent que ça, devenir mère ?

 

 

 

 

 

Défilé des prénoms.

 

Elle énonce ses listes à voix haute, allongée, une paume bien à plat sur le ventre. Il faut que Bébé adopte son prénom, acquiesce au moins, de préférence manifeste son choix.

 

Lui, Éden Hazard, elle tente de l’impliquer un peu aussi.

 

Il en entend de toutes les sortes, sans trop réagir en général. À Pimprenelle, il sent qu’il n’aimerait pas. Il ne pourrait pas justifier mais c’est si exotique. Il se risque à le dire. Il ne s’explique pas non plus pourquoi mais il n’apprécie pas davantage Jessica, quand elle le prononce. Ni Madeleine.

 

À un moment donné, il s’entend réagir à ce qui vient d’être proposé :

 

Maud, ce serait pas mal, ça.

 

L’enfant ne semble émettre aucun signal clair, à aucun prénom.

 

 

 

Lola Bobesco refuse de voir l’image prise lors de l’échographie ou qu’on leur annonce le sexe de l’enfant.

 

De toute façon, je le sens, c’est un fille.

 

Elle n’en démordra pas. Pas la peine d’envisager un prénom masculin au cas où.

 

Pour lui, c’est bon comme ça.

 

 

 

Sur ce point, la suite des évènements lui donne raison : c’est une fille. Maud nait baignée dans la Symphonie du Nouveau Monde. Celle-là, ils l'ont choisie ensemble, mère et père. Pour eux, elle est majestueuse, lumineuse, elle évoque un nouveau départ voire un monde nouveau.

 

Lola Bobesco, en ce moment, a plutôt l’impression d’être traversée par un tsunami. Oui, définitivement, c’est aussi violent que ça.

 

Au bout d’un temps qu’elle ne pourrait pas estimer, le tsunami finit par s'apaiser. Bientôt, elle peut enfin respirer, son enfant dans les bras.

 

Quelle fierté !

 

 

 

Lorsqu’elle apprend, quelques jours plus tard, que la petite est sourde, elle perd les pédales.

 

Mais alors, quand je l’appelais et qu’elle venait dans ma main, c’était un hasard ? J’étais tout-à-fait folle ou quoi ?

 

C’est lui qui répond :

 

Peut-être qu’elle n’entendait rien mais qu’elle sentait ta main qui l’appelait et qu’elle réagissait à ça.

 

 

 

Mis à part son handicap, Maud est en bonne santé et tout le monde rentre à la maison.

 

 

 

Éden Hazard retourne au travail. Il accepte les congratulations, montre quelques photos. Ne dit pas que l’enfant est sourde.

 

La secrétaire du patron, une femme d’âge mûr, s’attendrit sur les images mais sans mot dire — peut-être justement en ne disant rien — laisse comprendre à Éden Hazard qu’elle a perçu que son bonheur n’est pas sans nuage.

 

 

 

Lola Bobesco pleure sans cesse et s’en veut de ne pas être plus gaie pour son enfant, ce qui ne fait qu’amplifier sa détresse. Elle tente de compenser comme elle peut, elle en fait trop. Garde Maud contre elle quasi en permanence. Elle s’épuise.

 

 

 

Éden Hazard se cantonne un peu en périphérie. S’occupe du ménage, prépare à manger pour eux deux… Puis s’attarde un moment devant la télé avant de regagner la chambre.

 

Il entend bien ce que Lola Bobesco lui dit mais il ne sait vraiment pas quoi lui répondre.

 

 

 

La petite, heureusement, n’est pas difficile. Elle pleure peu. Seulement quand elle a faim. Là, quand elle l’allaite, Lola Bobesco lui parle avec tendresse.

 

Attends, ma chérie. Viens. Doucement…

 

Les mots coulent comme le lait.

 

Mais le reste du temps, elle ne peut pas. Ça lui parait trop incongru. L’impression de parler dans le vide, de faire semblant.

 

Et elle ne peut pas non plus s’adresser à elle-même. Une forme de pudeur la retient. Elle ressent comme si elle se promenait nue parmi des gens qui auraient les yeux bandés.

 

 

 

Elle prend l’habitude de laisser la radio allumée toute la journée. Sans écouter réellement.

 

Les émissions musicales la ramènent à quelque chose de trop douloureux. Les chansons lui font éprouver en creux sa propre déprime. Les longs interviews la fatiguent.

 

Elle finit par trouver un émetteur local où les auditrices — et de rares auditeurs — interviennent beaucoup en direct, en téléphonant. Cela lui donne le sentiment d’être incluse parmi ses semblables.

 

Rarement, elle bascule sur un autre poste.

 

Un jour, elle entend une musique qu’elle ne connait pas, qui lui parait étrangement familière. Ce sentiment persiste jusqu’au bout. Le présentateur énonce le compositeur — Camille Saint-Saëns, jamais entendu ce nom —, le nom de l’œuvre dont c’est un extrait — ça ne lui dit rien non plus —, l’orchestre, le chef et finalement la soliste : Lola Bobesco. La vraie, l’originale. Elle en est toute saisie : aurait-elle reconnu cette interprète à sa patte, son coup d’archet, son jeu, son son ?

 

Jamais, elle ne s’en serait crue capable !

 

Elle se met à pleurer sans discontinuer pendant bien une demie-heure.

 

Des larmes de fierté, de reconnaisance. Des larmes amères aussi, à cause de l’impossibilité de partager cela un jour avec sa fille.

 

Encore que le docteur qui est passé l’avant-veille ait parlé d’examens plus approfondis à réaliser plus tard, de la diversité des formes de surdité, d’appareillage possible, comme aussi de planchers vibrants qui permettent aux sourds et aux malentendants de danser en ressentant la musique par leurs pieds…

 

Tout un monde qu’il faudra bien aborder, un jour.

 

 

 

Elle commence à être moins certaine d’avoir diffusé ses « classiques immortels » en vain. S’ils n’ont pas atteint Maud via l’audition, ils ont peut-être malgré tout fait vibrer ses os, caressé sa peau.

 

Elle soupire. Y penser est encore pénible.

 

 

 

La coupe du monde s’est achevée.

 

La télévision prend un peu moins de place. Elle rythme les débuts de soirée. Lola Bobesco vient échouer là chaque soir, calée contre son homme, l’enfant tout près d’elle.

 

Ce qui passe à l’écran n’a pas tant d’importance. Les informations, un programme sensé séduire un large public…

 

 

 

Il y a beaucoup de silences entre eux mais ils ne sont pas devenus étrangers l’un à l’autre.

 

 

 

Un après-midi, Lola Bobesco installe Maud au jardin, sous le saule et demande à Éden Hazard de veiller sur la petite. Elle rentre dans la maison, s’installe dans un fauteuil, déplie la facture de la maternité et s’endort aussitôt, vaincue par tant d’épreuves et de tension.

 

 

 

Maud est dans son couffin. Elle dort, elle aussi.

 

Éden Hazard croit entendre la voix de Lola Bobesco répétant :

 

Il faut leur parler.

 

Il se lance, à voix basse :

 

Tu sais, il ne faut pas en vouloir à ta maman. Ça va s’arranger. On n’avait pas pensé que tu pourrais être sourde alors on est un peu déboussolés, surtout elle. Mais on va apprendre, tu vas voir. On va trouver des solutions. Ça va aller, je te promets.

 

 

 

Tout en parlant, il se penche un peu plus vers elle. La regarde. La trouve belle.

 

Tout à coup, ce n'est plus si important, qu’elle soit sourde.

 

Maud a ouvert les yeux. Éden Hazard laisse trainer sa main, ose à peine frôler son bras, son épaule.

 

Il se tait à présent.

 

Oh ! Voilà qu’elle a saisi son index. Elle le tient fermement. Tourne les yeux vers lui, le fixe sans ciller. Son petit visage est grave et son regard, pénétrant.

 

Bientôt, Éden Hazard est en larmes.

 

 

 

Eh bien, ils feront comme ils pourront, tous les trois.

 

Ils feront comme ils feront. Cette vie sera leur vie.

 

 

 

En avant, la musique !

 


Écrit dans le cadre d'un concours de nouvelles.

Thème : En avant la musique !


Avec la collaboration musicale de Titi (harmonica) et Rachel (violoncelle)